dimanche 22 décembre 2019

UN PEU DE LECTURE SAINE : L'apiculture selon Samuel Beckett de Martin PAGE


Oh les beaux jours! « J'ai répondu que j'étais libre dès maintenant. Il a eu l'air enchanté. Il m'a assigné une première mission : acheter quatre grosses boîtes en carton.
 Il a ajouté un sandwich au poulpe à la commande. J'ai noté l'adresse du traiteur grec et de son appartement. » Un été à Paris, le narrateur, un doctorant en anthropologie, est chargé par Samuel Beckett de classer ses archives : cette rencontre lui semble si improbable qu'il en tient le journal afin de ne rien oublier.
Le Beckett qu'il décrit est en effet bien loin de l'homme austère que l'on connaît : un gourmand amateur de chocolat chaud, un original à la garde-robe extravagante, un joueur de bowling et un apiculteur passionné.
Mais ce récit n'est pas seulement le portrait désopilant d'un écrivain dont la clairvoyance se traduit en humour ou l'inverse, il est surtout une réflexion sur l'image de l'écrivain, sa mémoire, l'utilisation de son œuvre.
L'adaptation de En attendant Godot par un metteur en scène suédois qui choisit de la faire jouer par des prisonniers est ainsi une magistrale et ludique démonstration de la résistance d'une œuvre !
Toutefois, l'apiculteur pourrait bien être Martin Page lui-même qui tel un alchimiste fait son miel de cette rencontre. Il se joue des pièges qui se glissent aisément entre fiction et réalité, entre l’œuvre et la vie de son auteur. Il en ressort un récit audacieux à la fois drôle et intelligent, réjouissant et stimulant

  Extrait


Introduction du Pr Fabian Avenarius, université de Reading

En septembre dernier, un incendie s'est déclaré à l'extérieur d'un entrepôt de la banlieue de Reading en Angleterre où était entreposé un des plus importants fonds d'archives consacré à Samuel Beckett. Celles-ci avaient été déménagées de leur salle de l'université de Reading quelques semaines plus tôt en raison de la présence de larves papivores d'Attagenus dans les planchers et les boiseries. Tous les manuscrits et documents avaient été désinfectés chimiquement en autoclave, puis rangés dans des cartons et déposés dans l'entrepôt. La pièce avait ainsi pu être traitée de fond en comble.
Ce sont des pétards allumés par des enfants qui sont à l'origine de l'incendie. Celui-ci a été rapidement éteint grâce à l'intervention des pompiers de la Whitley Wood Fire Station. Mais l'eau déversée sur les flammes s'est infiltrée dans le bâtiment et a imbibé les précieux cartons.
À notre grand soulagement, les dégâts se sont révélés superficiels. L'humidité étant source de moisissures et favorisant la venue des insectes pondeurs de larves, les documents ont été mis dans des sachets en plastique et congelés (dans une chambre froide louée pour l'occasion à Berkshire Meat Traders Ltd) en attendant l'arrivée des experts. Ceux-ci, diligentes par The International League of Antiquarian Booksellers (sise à Sackville House, Londres), les ont soigneusement lyophilisés un à un. L'opération a pris neuf jours et a nécessité un appel à donations pour couvrir les frais non pris en charge par l'assurance. Toutes les archives ont ainsi pu réintégrer leur salle de l'université de Reading dans un état parfait.
À l'occasion de ce remue-ménage on a découvert le journal d'un homme se présentant comme l'assistant de Samuel Beckett. Il porte sur l'été et le début de l'automne de l'année 1985. Il relate le projet de représenter En attendant Godot à la prison de Kumla en Suède et les événements qui y sont attachés. Cette histoire est bien connue, mais si le coeur de ce texte est véridique, l'essentiel (la fantaisie des comportements prêtés à Samuel Beckett, son apparence physique et l'épisode des archives) prouve l'esprit facétieux (ou dérangé) de son auteur.
Personne (ni Beckett lui-même, ni Suzanne, sa femme, ni Jérôme Lindon, son éditeur) n'a jamais mentionné l'existence d'un tel assistant. Cependant ce journal existe bel et bien. Le papier et l'encre sont d'époque, et certains éléments sont authentiques.
Par ailleurs, ce document se trouvait au sein du lot n°75, collection d'archives envoyée à la Samuel Beckett International Foundation de l'université de Reading en février 1989. Le bordereau porte la signature de Samuel Beckett.
Malgré le caractère insensé de ces pages il nous a semblé intéressant de les livrer à la sagacité des lecteurs qui devront les lire pour ce qu'elles sont : une oeuvre de fiction à propos de faits réels.
NOTE:
Martin Page avec L'Apiculture selon Samuel Beckett vient bousculer les clichés sur l'auteur de Fin de partie...
Apiculture selon Samuel Beckett est le journal imaginaire tenu par un jeune chercheur en anthropologie du 28 juin au 19 octobre 1985, période au cours de laquelle il a été l'assistant de Beckett. Après avoir trié ensemble les archives de l'écrivain, ils décident de faire une blague aux universitaires : en fabriquer de fausses...
L'Apiculture selon Samuel Beckett est tout entier traversé par cette idée : Beckett sait que les journalistes, l'université, la société en somme, réclament une image officielle de l'écrivain plutôt que sa littérature ; non seulement il le sait, mais il s'en amuse.
Aussi est-ce un Beckett contraire à sa «légende» qui est dépeint ici : pessimiste certes, mais gourmand, malicieux, attentif à la politique, excentrique, généreux, encore athlétique à 79 ans, mélange de profondeur et de légèreté. (Philippe Rolland - Le Magazine Littéraire, janvier 2013)
NOTE 2
Un titre bien étrange pour un très court roman, fort sympathique, qui se dévorera d'un trait. Autant dire une réussite donc que nous ne saurons que trop vous recommander.

Comme nous le déclare d'emblée la facétieux Martin Page, voici un roman censé lever un coin du voile de la vie de Beckett de façon totalement auto-fictionnelle. Autant dire qu'il s'agit d'une pure élucubration ce qui n'enlève rien au roman bien au contraire !

A la base de cette fable, l'auteur imagine que, suite à un incendie ayant nécessité le transfert des manuscrits de Beckett pour restauration, on découvre incidemment le journal intime d'un secrétaire particulier du grand écrivain jusqu'ici totalement inconnu et dont personne, ni Beckett, ni son épouse, ni ses biographes n'ont jamais fait mention.

C'est à travers les yeux de cet étudiant parisien fauché prétendument devenu l'intime de Beckett pendant quelques semaines que nous allons suivre la vie quotidienne de ce dernier. Une vie où Beckett fuit les honneurs, s'habillant n'importe comment, portant chevelure et barbe hirsutes. Une vie où il ne faut cesser de tenter de mettre un peu d'ordre dans une création continue de désordre. Une vie où l'on finit par s'amuser de la tentative d'un metteur en scène de faire rejouer l'une des pièces les plus célèbres de l'auteur par des prisonniers suédois devant tout le gratin national avant que les taulards devenus acteurs ne prennent la tangente en pleine tournée.

Ce que nous voyons c'est l'humanité d'un auteur dont l'aridité des textes donnerait à penser qu'il fut rébarbatif. Un homme aimant la bonne chère, chérissant ses abeilles élevées sur la toiture terrasse de son appartement parisien. Et puis, l'évolution d'une relation où, peu à peu, un zeste d'amitié se noue entre un homme illustre et un pauvre étudiant inconnu.
Tout cela est fort bien fait, souvent drôle et mérite la petite heure de lecture nécessaire à se régaler.

Publié aux Editions de l'Olivier - 2013 - 89 pages

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